L’UE s’érige contre l’esclavage moderne : vers une interdiction historique des produits issus du travail forcé

Par Naelle Petitclerc – 16/03/2024 – Cet article n’engage que son auteur : la SCUE laisse la liberté à son équipe de publier des revues de presse sans censure.

Le 16 novembre 2019, le New York Times publie plus de 400 documents internes chinois qui portent à la lumière l’atroce répression endurée par les Ouïgours depuis plus de dix ans. Ces révélations donnent un aperçu sans précédent de la politique d’internement massif de cette minorité turcophone musulmane de la région autonome du Xinjiang et font l’effet d’un choc dans l’opinion publique.

Les protestations et actions de soutien se multiplient partout dans le monde et une réaction politique est des plus attendues. C’est dans cet esprit que les négociateurs du Parlement européen et du Conseil de l’Union Européenne sont parvenus à un accord sur l’interdiction des produits issus du travail forcé ce mardi 5 mars.

Hélène Aldeguer, 2020

Travail forcé ou esclavage moderne

En 1949, l’ONU adopte la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, et l’année suivante, la Convention européenne des droits de l’homme est adoptée et proscrit dans son quatrième article l’esclavage et le travail forcé. Néanmoins, l’omniprésence de produits issus du travail forcé sur notre marché est une réalité criante.

Aujourd’hui, 27,6 millions de personnes, dont 3,3 millions d’enfants, sont soumises au travail forcé selon les dernières données de l’Organisation internationale du travail (2021). Ces chiffres, bien plus qu’alarmants, ne cessent pourtant de croitre ces dernières années. Pour cause, une société de consommation qui nécessite de produire toujours plus, toujours plus vite et toujours plus abordable couplée avec une inaction à tous les niveaux de la chaine de production. Puisqu’une main d’œuvre avec de telles capacités n’existe simplement pas, certains Etats et organisations réduisent à l’esclavage des hommes, des femmes et des enfants pour des motivations principalement économiques.

Si ce phénomène touche de nombreux secteurs d’activité et tous les continents, on compte parmi les grands responsables l’industrie de la mode. Spécifiquement, la fast fashion et l’ultra-fast fashion reposent sur une mode « jetable » où des produits dérisoirement peu chers sont donc achetés en très grandes quantités. Pour proposer à leurs consommateurs de tels prix et une si grande variété de produits, les entreprises recourent ainsi au travail forcé.

Le 6 décembre 2023, un rapport du Parlement européen établit une liste de 39 marques de mode fortement soupçonnées de recourir aux services de sous-traitants employant des personnes issues du travail forcé, notamment des Ouïghours dans la région du Xinjiang.

Une proposition juridique pour l’UE

En connaissance de tels faits, l’opinion et les défenseurs des droits humains ont poussé la Commission européenne à présenter un dossier législatif en septembre 2022. Proposition emblématique du groupe Socialistes et Démocrates, les négociations pour une loi interdisant les produits issus du travail forcé ont débuté ce 30 janvier. Un peu plus d’un mois plus tard, déjouant les pronostics qui n’envisageaient aucunement une loi adoptée avant les élections européennes de juin, le Parlement européen et le Conseil de l’UE ont scellé un accord politique provisoire.

Concrètement, cette loi enjoint le retrait du marché européen et des marchés en ligne des produits pour lesquels le recours au travail forcé a été prouvé à la suite d’une enquête. La décision d’ouvrir une enquête s’imposera en cas de recours avéré ou suspecté au travail forcé par l’État et sera influencée selon le type de produit et son origine géographique.

Les marchandises seront donc confisquées aux frontières, puis données, recyclées ou détruites. Cependant, si le travail forcé est éliminé des chaînes d’approvisionnement, un retour du produit sur le marché reste envisageable. Les entreprises refusant de se conformer à la décision pourront, elles, être condamnées à des amendes.

Parmi les autres mesures de ce texte, on trouve une disposition particulière relative aux marchandises dites d’importance stratégique ou critique pour l’UE. De surcroit, il permet la création d’un portail unique dédié au travail forcé et d’un syndicat dédié à la lutte contre les produits issus du travail forcé dans un objectif de coopération interétatique renforcée.

Quelles implications pour les européens ?

Il faut en premier lieu prendre en considération que l’accord établi par l’UE n’est que « verbal ». Ainsi, le texte n’est pour l’instant pas juridiquement existant et ne sera adopté que si le Parlement et le Conseil l’approuve définitivement. Certains, comme Olivier de Schutter avancent des incertitudes, particulièrement sur la position finale allemande qui pourrait finalement ne pas aller dans le sens de cette proposition de loi. De plus, même si elle entre bien en vigueur, les Etats auront encore 3 ans pour en appliquer ses dispositions.

Ces 3 ans écoulés, l’intégralité des produits manufacturés au sein de l’Union européenne, destinés à la consommation intérieure ou à l’exportation, ainsi que les importations en provenance d’autres régions seront susceptibles d’être immédiatement retirés en cas d’usage du travail forcé. Pouvant être interprétée comme relevant d’un protectionnisme économique, cette loi permettra particulièrement de réguler le marché dans un contexte de grandes préoccupations liées au travail forcé.

Si la mode risque certainement d’être des plus impactés, l’agriculture le sera aussi. Les autorités américaines ont par exemple pointé du doigt des cas de travail forcé, notamment associés à la production du bœuf brésilien, de la canne à sucre, du café, du cacao ivoirien, de l’huile de palme indonésienne et ou le poisson chinois. Cette observation est d’une importance particulière pour l’UE, où le Brésil figure en tant que fournisseur majeur de produits bovins, représentant 21,5 % des importations totales en 2022, notamment en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas et en Espagne.

Sur le front de l’énergie, le secteur européen de l’énergie solaire fait face à une concurrence intense, principalement alimentée par l’abondance de panneaux solaires bon marché en provenance de Chine. Cependant, plus d’un tiers de la production mondiale de polysilicium, un composant essentiel des panneaux solaires, provient de la région ouïghoure du Xinjiang, région sujette à des préoccupations majeures concernant l’esclavage et le travail forcé.

Conséquemment, le retrait de cette concurrence extra-européenne pour le respect des droits humains profiterait parallèlement aux producteurs européens. Ainsi, l’eurodéputée belge Saskia Bricmont (Verts), explicite que cet accord constitue « un signal clair envoyé par le premier importateur mondial qu’est l’UE, que le libre-échange a des limites. Le travail forcé en est une ». Elle souligne, dans un communiqué, que cette « législation redoutée par certaines entreprises est également saluée par un grand nombre d’entre elles dans la mesure où le recours au travail forcé est une source de concurrence déloyale par rapport à celles qui rémunèrent et traitent correctement leur personnel ».

Sources

https://www.euractiv.fr/section/economie/news/lue-parvient-a-un-accord-sur-linterdiction-des-produits-issus-du-travail-force/

https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/18/chine-le-new-york-times-publie-des-documents-secrets-chinois-sur-le-xinjiang_6019522_3210.html

https://www.france24.com/fr/europe/20240305-ou%C3%AFghours-vers-une-interdiction-dans-l-ue-des-produits-issus-du-travail-forc%C3%A9

https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/le-parlement-europeen-et-les-etats-membres-s-accordent-pour-bannir-les-produits-issus-du-travail-force-du-marche-de-l-union/

https://france.representation.ec.europa.eu/informations/la-commission-se-felicite-de-laccord-politique-sur-linterdiction-des-produits-issus-du-travail-force-2024-03-05_fr

https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20240301IPR18592/accord-sur-l-interdiction-par-l-ue-des-produits-issus-du-travail-force

 

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